Pas le temps de sourire

pas le temps de sourire

Ce soir, [Maman] est encore seule. Jean-Pierre a dû rentrer. Elle vide un saladier de spaghettis face à des tableaux de chiffres. Tellement d’argent à rembourser, des centaines de milliers de clients. Cinquante ans. Elle sera vieille. Que deviendrons-nous ? Mamie morte, moi mère.
Cette foutue boulimie recommence. Ses acouphènes augmentent quand elle a les idées noires. Jeune. Indésirable. Elle pense à tout ce qu’elle n’entend pas et n’ose faire répéter.

Ce soir, on n’a pas eu le temps de se sourire.

Jean-Pierre se fait rare. Maman prétend qu’il est parti en voyage d’affaires. Elle sait qu’il ment.
Jean-Pierre ne veut plus la voir. Il l’aime à la folie mais c’est invivable. Il souffre le martyre. Maman le réconforte. J’arrache la prise du téléphone. Maman hurle qu’elle ne refera jamais sa vie. Tout est ma faute.

Je sors prendre l’air. Dans l’entrée, Mme Jarny avec un homme. La tache de vin est cachée par un épais fond de teint. J’ai droit aux présentations, son nouveau fiancé. Le type n’a pas l’air commode, il se plaint d’être épuisé, elle lui ouvre la loge avec un regard attendri. Je la félicite. La télévision se met à brailler.
Si Maman était concierge, elle serait comme Mme Jarny, un coeur tendre et vulnérable. Une belle âme à déchirer.
Quand je remonte, Maman s’est endormie. Elle a un visage d’enfant. Si grosse et si faible. Je me sens responsable. Son guide, son rempart. Dans ses oreilles, le torrent, un avion qui décolle, des turbines rouillées, un tremblement de terre.
Je dois l’aimer mieux encore, lui expliquer ce qu’elle ne saura jamais et ce que j’ai déjà compris.
Parfois, les rôles sont inversés.

Le lendemain, Mme Jarny est en pleurs. Sa télé a disparu.

Géraldine Maillet, Acouphènes

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