Lemmings, unrated

Vendredi 23 mai 2003
Nous sommes invitĂ©s Ă rejoindre la pharmacie la plus proche, afin de nous procurer de bons vieux bouchons en mousse. Si jâavais su⊠Et bien me voilĂ face Ă un choix, ce que jâexige depuis toujours lors de mes longues diatribes â « le plus important pour chaque individu est la libertĂ© de choix, câest la base de toute libertĂ© », mâentends-je encore penser, dĂ©sormais derriĂšre un mur de sifflements. En voilĂ un, et quel choix ! Je suis servi. Je sais que des bouchons en mousse ne sont nullement suffisants pour mâassurer une protection Ă toute Ă©preuve. Et je ne dispose que de quelques minutes pour me dĂ©cider.
Et bien, allons-y ! Si ça passe, tant mieux, et ma fin sera remise Ă plus tard â quelques jours, quelques semaines, je ne suis pas encore au clair sur tout ça. Si ça casse, et bien au moins jâaurais fini en beautĂ© : mourir en Ă©coutant ce qui mâa donnĂ© le plus dâĂ©motions dans ma vie, mourir de la main dâartistes que jâai tant estimĂ©s, mais mourir en ayant choisi de mourir, câest tout ce quâil me reste.
Une fois les bouchons en poche, il est temps de se diriger vers le site. MĂ©tro, crissements, sifflements, sonnerie stridente. Je souffre, me tords, me crispe.
Nous y sommes.
ArrivĂ©e sur une grande esplanade, quelques personnes semblent se diriger vers des engins de chantier, Ă©trange⊠mais je doute que ces petites bandes de jeunes branchouilles travaillent dans le bĂątiment, aussi nous dĂ©cidons-nous Ă les suivre. Le cadre est splendide, il faut bien le reconnaĂźtre. Les petits oiseaux gazouillent gaiement, les mignons petits arbres secouent leurs branches au son dâune brise lĂ©gĂšre. Tout ça me file la gerbe. Tout autant que ces hordes de jeunes insouciants qui frĂ©tillent autour de nous, pĂ©tard aux lĂšvres, biĂšre Ă la main, billet entre les dents. Oreilles sans doute encore bien fraĂźches. Leur lente procession les emmĂšne vers un abattoir et ils sâen rĂ©jouissent, les pauvres. Ils ont le sourire morbide dâun lemming qui sâavance, insouciant, vers le prĂ©cipice. En tout cas ils ne sont pas pressĂ©s de rejoindre la terre de leurs ancĂȘtres si lâon en juge par les deux bons kilomĂštres de derriĂšres humains qui nous font dĂ©sormais barrage. Nous allons rater le dĂ©but de la boucherie, quelle tristesse ! Peu importe, il restera plusieurs heures pour en prendre plein les oreilles.
Nous pĂ©nĂ©trons finalement dans une sorte de petit village catalan-carton-pĂąte, oĂč la fureur ne semble pas encore rĂ©gner. Pourtant nous sommes clairement trĂšs en retard sur lâheure de dĂ©but annoncĂ© des rĂ©jouissances. LâĆil du cyclone, probablement, raison de plus pour se hĂąter de rejoindre la horde de combattants qui sâapprĂȘte Ă sâentendre dĂ©cimer dans la joie et lâallĂ©gresse. Je ressens un vague sentiment de ridicule devant ma peur, comme si jâĂ©tais devenu un ĂȘtre anormal. Pourtant celle-ci nâest pas irraisonnĂ©e, je le sais bien ; ce nâest certes pas le fait que des milliers de jeunes Espagnols sâapprĂȘtent Ă perdre quelques cellules ciliĂ©es qui rend ma peur moins lĂ©gitime. Une phrase me revient Ă lâesprit : « cinquante milliards de mouches ne peuvent avoir tort : mangeons de la merde ! ». Etonnant comme jâarrive encore Ă sourire en pensant Ă ces personnes que jâai rencontrĂ©es au cours de ma courte vie et pour lesquelles la dĂ©mocratie se rĂ©sumait Ă compter les individus. Tous les individus sont Ă©gaux, comptons-nous, et nous saurons quoi faire ! Ce que certains et certaines peuvent Ă l’occasion se rĂ©vĂ©ler touchants de naĂŻvetĂ© et surprenants de bĂȘtiseâŠ
Mathieu semble tiraillĂ© entre sa joie dâavoir quittĂ© Paris pour quelques jours et le poids dâavoir Ă ses cĂŽtĂ©s un de ses meilleurs amis qui semble Ă tout moment prĂȘt Ă ingurgiter un tonneau dâeau de javel. Quoi quâil en soit, il sâenquiert rĂ©guliĂšrement de mon Ă©tat dâesprit, ai-je peur, ai-je mal, est-ce que je veux mâisoler un peu, etc. Au moins, si je dois mourir, je ne disparaĂźtrais pas dans lâindiffĂ©rence la plus totale. Mathieu sait que ça aurait pu ĂȘtre lui et je sens sâinsinuer en moi, honteusement, le regret infini que ma vie et non la sienne ait Ă©tĂ© ciblĂ©e pour ĂȘtre anĂ©antie. Jâaurais su me montrer prĂ©venant et comprĂ©hensif, jâen suis certain ! Jâaurais Ă©tĂ© lĂ , Ă tout moment, Ă tout instant, pour lâaider Ă supporter la fin, pour lâaccompagner vers lâinĂ©luctable. Dieu quâil est facile dâĂȘtre comprĂ©hensif et altruiste quand tout va bien ! Dieu que câest valorisant et reposant !
Jâai connu ça, quelques fois, du bon cĂŽtĂ© de la barriĂšre.
Je nâai pas oubliĂ©.
Je voudrais que Mathieu souffre Ă ma place. Ă, que je saurais me montrer Ă la hauteur ! Mais la Twilight Zone nâest pas pour aujourdâhui. Je me souviens nâavoir cru au PĂšre NoĂ«l que durant quelques courtes annĂ©es : sâil est vrai que souvent les histoires les plus Ă©normes sont les plus faciles Ă faire gober, je nâavais pas mis longtemps Ă acquĂ©rir la certitude que cette histoire de vieux bonhomme en rouge se baladant de cheminĂ©e en cheminĂ©e par une sombre et froide nuit de NoĂ«l nâavait Ă©tĂ© crĂ©Ă©e par quelques esprits vicieux que dans lâobjectif de masquer la vĂ©ritĂ© aux petits enfants du Monde. Je nâavais mis que quelques annĂ©es de plus pour apprendre Ă me mĂ©fier au plus haut point des religions dont lâobjectif premier, jâen Ă©tais convaincu, avait toujours Ă©tĂ© de faire accepter au genre humain la multitude de souffrances quâil devait endurer dans le monde dâen bas. Ceci en faisant miroiter un aprĂšs rempli de joie et de fĂ©licitĂ© ! Quelle fumisterie ! La plus grande et la plus merveilleuse jamais Ă©tĂ© inventĂ©e ! Quelle autre fumisterie avait conduit tant dâindividus Ă sagement mourir pour cĂ©lĂ©brer la Gloire dâun Etre supĂ©rieur ? Je regrettais maintenant amĂšrement dâavoir dĂ©veloppĂ© si tĂŽt un esprit si Ă©troitement et bassement cartĂ©sien. Que nâaurais-je donnĂ© pour accueillir la mort comme une dĂ©livrance ! Comme la promesse dâune Ă©ternitĂ© bienfaisante ! Je devais faire face Ă un problĂšme plus large de mon cĂŽtĂ© : je ne voulais pas mourir, je voulais vivre, dĂ©sespĂ©rĂ©ment, mais certainement pas tel que je vivais depuis quelques jours.
Quelques jours qui me semblaient déjà une Eternité.
Les groupes sâenchaĂźnent et, bien Ă©videmment je ne ressens que stress et angoisse, bien loin de ce que jâavais espĂ©rĂ© le jour oĂč jâavais tenu les billets pour la premiĂšre fois entre mes mains. Comment pouvait-il en ĂȘtre autrement ? Ma vie Ă©tait brisĂ©e et je savais pertinemment que plusieurs personnes qui papillonnaient entre ma carcasse et les monstrueux murs dâenceintes nâavaient plus que quelques jours Ă vivre avant de sâenfoncer dans lâhorreur.
Jâai beau regarder attentivement autour de moi, scruter indĂ©cemment les pavillons auriculaires des mes voisins ibĂšres post-pubĂšres, je ne vois personne arborer ces mignons petit bouchons jaunes qui garnissent Mathieu et moi-mĂȘme. Soyons honnĂȘte : durant tout le week-end, jâen ai vu trois. Trois Français, en groupe, qui se tenaient dâailleurs bien Ă lâĂ©cart de la scĂšne. Lequel des trois Ă©tait accidentĂ© ? Peut-ĂȘtre les trois ? Peut-ĂȘtre aucun, sâils avaient eu la chance dâĂȘtre prĂ©venus Ă temps.
Etre prĂ©venuâŠ
Il me revient Ă lâesprit une conversation surrĂ©aliste lâavant-veille de mon dĂ©part Ă Barcelone. Le truculent Yann Gagou mâavait lĂąchĂ© quâun de ses amis Ă©tait devenu sourd suite Ă une soirĂ©e Ă La JamaĂŻque, une discothĂšque du Lavandou, dans le sud de la France. Sourd⊠Il Ă©tait sorti de la boĂźte avec ses amis et nâentendait plus rien. Ou plutĂŽt si : il nâentendait plus que des sifflements. Câest dâailleurs prĂ©cisĂ©ment ce qui lâavait sauvĂ©. Il avait Ă©tĂ© conduit aux urgences ORL les plus proches, dans un caisson hyperbare â un des privilĂšges, pas forcĂ©ment celui auquel on songe de prime abord, dâhabiter une ville cĂŽtiĂšre. Il avait pu rĂ©cupĂ©rer la quasi-totalitĂ© de son audition dâun cĂŽtĂ© et un peu plus de la moitiĂ© de lâautre. Ca fait dĂ©jĂ cher la soirĂ©e. Fort heureusement pour lui, ayant Ă©tĂ© traitĂ© en urgence, il nâavait pas subi de graves sĂ©quelles telles que ce que je connaissais maintenant. Toujours est-il quâil devait quand mĂȘme se protĂ©ger lorsquâil allait au cinĂ©ma. La JamaĂŻque⊠Cette mĂȘme boĂźte dont, Ă lâaube de mes 18 ans, jâavais pu goĂ»ter lâagressivitĂ© sonore. Un son trĂšs fort, trĂšs aigu, et le lendemain des sifflements, qui Ă©taient partis dĂšs le deuxiĂšme jour.
Jâavais sans doute frĂŽlĂ© la catastrophe, sans en avoir jamais eu conscience. Et voilĂ que le Gagou me raconte ça, tranquillement, au tĂ©lĂ©phone.
« Je pensais que tu savais. »
Je nâai pas la force de ressentir quoi que ce soit comme sentiment qui puisse sâapparenter Ă de la colĂšre ou de lâĂ©cĆurement. Je nâai donc aucune rĂ©action.
« Je pensais que vous en aviez parlĂ© au dĂ©tour dâune conversation. »
Je ne parle plus, je ne sais quoi rĂ©pondre, que pourrais-je rĂ©pondre ? Il est vrai que jâavais dĂ©jĂ rencontrĂ© ce type lĂ , mais comment aurais-je pu savoir ? Il ne portait pas de prothĂšse auditive, aucune signe extĂ©rieur de cet accident. Et quand bien mĂȘme… Je ne pense pas que je lui aurais demandĂ© ce qui lui valait de porter ces appareils auditifs. Par contre il est clair que si jâĂ©tais allĂ© au cinĂ©ma et que je lâavais vu mettre des bouchons, je me serais enquis du pourquoi du comment.
Cela ne sâĂ©tait pas produit. Je ne pouvais pas deviner.
Retour Ă Barcelone. Je me laisse entraĂźner par Mathieu le long des allĂ©es. On va ici, on va lĂ , je suis ailleurs. Loin du chapiteau oĂč se produisent les Go Betweens, adossĂ© Ă un arbre, jâenlĂšve rageusement mes bouchons en dĂ©clarant Ă Mathieu que je ne risque rien. Lui mĂȘme les avait gardĂ©s, sans doute plus par compassion que par vĂ©ritable crainte pour sa santĂ©. Le son environnant est effrayant, mais les deux derniers morceaux se passent sans encombre. Jâai devant moi une demi-heure de relative quiĂ©tude. Je nâentends pas mes sifflements et la musique lointaine nâest point trop envahissante. Mais soudain arrive Wire, intenables : autant mettre sa tĂȘte sous une scie sauteuse. Au loin raisonne Sonic Youth. Mathieu connait mon admiration pour ces New-Yorkais bruitistes. Je crois que jamais je nâai entendu quelque chose comme ça. Je les savais capables dâexpĂ©rimentations soniques Ă©tourdissantes, pour avoir assistĂ©s Ă une de leurs prestations en juin 2002 Ă lâOlympia, mais je ne pensais pas quâune telle intensitĂ© sonore existait sur cette Terre. Jâai lâimpression que le sol va sâouvrir en deux, les murs sâeffondrer, des Irakiens chargĂ©s jusquâaux Ă©paules dâarmes de destruction massive dĂ©bouler dans les allĂ©es.
Rien de tout cela. Il ne sâagit que de musique. Et de vies qui vont peut-ĂȘtre sâarrĂȘter ce soir lĂ parmi la foule qui exprime bruyamment son plaisir.
La soirĂ©e sâachĂšve ainsi. Il est dĂ©jĂ bien tard et ce nâest pas la prestation de Teenage Fanclub qui aura pu me redonner le sourire. Nous rentrons Ă pieds, sagement, vers lâhĂŽtel. Demain nous aurons plus de temps pour visiter la ville. Et demain je vais revoir CĂ©line, que je nâai que trĂšs peu vue depuis les quelques mois oĂč elle sâest installĂ©e ici. Jâen suis heureux mais jâattends ces retrouvailles avec une certaine crainte, tant je nâai pas compris ce mail assassin qu’elle m’a fait parvenir quelques semaines plus tĂŽt.
Je rejoins mon lit et mes sifflements.
Je me demande bien comment tu as fait pour supporter un festoche aprĂšs un trauma !!!
MĂȘme avec des bouchons ça me semble vraiment difficile đ