Les acouphènes du malheur
Par Wah Keung Chan, 1er juin 2001
Les amateurs de musique et les musicologues sont intriguĂ©s par l’ouverture peu orthodoxe de la Première Symphonie de Mahler – un la jouĂ© sur six octaves et notĂ© pianississimo (ppp). Aucune note n’avait suscitĂ© une telle perplexitĂ© depuis la dissonance de la Septième Symphonie de Beethoven.
« Hier soir, j’Ă©tais seul avec elle, nous attendions tous deux l’arrivĂ©e du nouvel an, presque en silence. Elle ne songeait guère au prĂ©sent et, lorsque les cloches se sont mises Ă sonner et que les larmes jaillirent de ses yeux, j’ai Ă©tĂ© bouleversĂ©. […] Ah, cher Fritz – c’Ă©tait comme si le grand rĂ©gisseur de l’univers avait voulu le mettre en scène de façon parfaite. J’ai pleurĂ© toute la nuit dans mes rĂŞves. […] J’ai Ă©crit un cycle de chants, six jusqu’Ă maintenant, qui lui sont tous dĂ©diĂ©s. Elle n’en sait rien encore. »
Le fait que Mahler ait peinĂ© sur sa Première Symphonie jusqu’en 1889 est une indication de l’importance qu’il lui accordait. Ă€ l’origine, elle prit la forme d’une oeuvre Ă programme en cinq mouvements, mais en 1886, le compositeur la ramena aux quatre mouvements traditionnels et retira le programme, celui-ci ayant Ă©tĂ© mal compris.
Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’Ă©trange ouverture ? Son importance est soulignĂ©e par le fait que la note est maintenue comme continuo durant cinquante-six mesures ; la note supĂ©rieure jouĂ©e par les premiers violons s’arrĂŞte après huit mesures et demie et revient au moins trois autres fois dans le mouvement. Les deux premières minutes de l’oeuvre, prĂ©cĂ©dant le thème de la promenade empruntĂ© au « Ging heut’ morgen ĂĽbers Feld », fournissent quelques indices explicatifs. On y trouve plusieurs Ă©vocations de chants d’oiseaux et trois fanfares successives de trompettes en coulisses, suggĂ©rant un orchestre au loin. Les notations dynamiques pianississimo (ppp) renforcent l’idĂ©e d’un rĂ©veil du hĂ©ros. Le hĂ©ros, Mahler, sort lentement du sommeil ou d’une contemplation profonde, bercĂ© par un tendre motif (mesures 3 et 4), puis il entend l’orchestre en coulisses et les chants des oiseaux.
L’inspiration de l’ouverture se comprend peut-ĂŞtre mieux d’un point de vue technique. Comme le savent tous ceux qui ont collĂ© l’oreille Ă un coquillage ou Ă une bouteille vide, chaque corps semi-fermĂ© produit une sorte de sifflement associĂ© Ă sa frĂ©quence de rĂ©sonance. Fait intĂ©ressant, la note la plus aiguĂ« de l’accord de Mahler est le dernier la d’un piano de 88 notes, dont la frĂ©quence fondamentale est de 3 520 Hz. Cette frĂ©quence, comme par hasard, se situe dans le champ de sensibilitĂ© de l’ouĂŻe humaine associĂ© Ă la frĂ©quence de rĂ©sonance de la cavitĂ© de l’oreille externe. Se pourrait-il que Mahler ait Ă©tĂ© au diapason de cette frĂ©quence de rĂ©sonance ? Ce serait possible : les quatre membres d’une chorale que j’ai interrogĂ©s ont dit percevoir un faible tintement aigu autour du la de 3 520 Hz.
Par ailleurs, la note de 3 520 Hz est peu Ă©loignĂ©e de la gamme des frĂ©quences acceptables (de 4000 Ă 8000 Hz) du phĂ©nomène appelĂ© acouphène. Se pourrait-il que de lĂ©gers acouphènes aient inspirĂ© Ă Mahler son emploi du la aigu ? On ne trouve aucune indication en ce sens dans sa biographie, mais vu la durĂ©e aussi soutenue des la, une telle hypothèse n’est pas Ă nĂ©gliger.
On sait que Mahler Ă©tait un penseur qui composait dans la solitude. Ces deux possibilitĂ©s – de frĂ©quence de rĂ©sonance de l’oreille externe et d’acouphènes – soulèvent diverses questions qui mènent toutes cependant Ă la mĂŞme conclusion : Mahler a choisi de commencer sa première symphonie avec un son qui repose sur le silence.
[Traduction d’Alain Cavenne]
A mĂ©diter sur www.scena.org…
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