Des espoirs renouvelables

espoirs renouvelables

Lundi 19 mai 2003

Je sors de l’hôpital à moitié rassuré et appelle comme convenu mes parents. Ceux-ci semblent étrangers à ma nervosité. Peut-être ont-ils raison en définitive. Après tout, l’ORL que je viens de rencontrer, quoiqu’un peu rustre, m’a livré – en d’autres termes et à sa façon – les mêmes conclusions que le précédent. A un détail près : je suis désormais clairement informé que si je songe à mon mal, celui-ci va rapidement devenir incurable. Et je serai alors condamné, tel un Sisyphe des temps modernes, à pousser inlassablement mon rocher vers un sommet que jamais je n’attendrai.
Le désespoir s’engouffre à nouveau en moi par tous les pores. Je défie quiconque de réussir à ne « pas penser » à son mal lorsque celui-ci vous transperce de part en part chaque seconde, chaque minute. 24/24. 7/7. Et sans espoir de grève générale ou de panne sans préavis.
Comment ignorer que mes oreilles sont en permanence complètement bouchées, comme si elles se situaient à l’intérieur de mon crâne ? Comment ne pas réagir aux coups de marteaux qu’un lutin maléfique m’assène, lorsque l’envie lui prend (et Dieu sait qu’il est très gourmand !) de chaque côté de ma tête ? Comment mettre de côté enfin ces sifflements qui me sautent à la figure tels une horde de chiens enragés dès que je m’aventure dans le silence ? A ce moment là je suis bien incapable de me rappeler que deux jours plus tôt encore, à la même heure, mes sifflements poussaient le sonomètre encore plus loin.Voilà quelque chose que les gens qui ne l’ont pas vécu ne peuvent comprendre : l’oppression permanente qui vous prive du calme et de la sérénité, conditions nécessaires à toute réflexion et lucidité.

J’ai néanmoins un horizon : je dois revoir cet ORL dans les trois ou quatre semaines. Il sera toujours temps de faire un bilan ce jour là.

J’arrive au travail en début d’après-midi, et tombe sur mon voisin de bureau qui, ayant oublié d’être bête, comprend qu’une arrivée à telle heure n’est probablement pas signe d’un week-end de luxure à l’autre bout de la France que j’aurais voulu prolonger à son extrême limite. Il semble tenter de saisir la gravité de ce que je lui confie lorsque surgit un autre collègue de travail, venu me féliciter de mon arrivée tardive. Et bien soit ! Lui aussi aura droit à son petit exposé qui, je le sens, va bientôt me muter en un magnétophone à cassette autoreverse.

Réaction inattendue : « tu dramatises tout », me lâche-t-il.

Voyant que je reste interloqué, il m’explique que lui-même a subi un traumatisme sonore, tout comme moi, il y a quelques années, suite au nettoyage d’une cuve au karcher, au fond de laquelle il avait pris place pendant une petite heure. Les oreilles sifflant très forts, il avait consulté sur le champ un ORL, dialogue surréaliste entre un mécano de l’audition allemand et un sifflotin non germanophone. Ordonnance, petites pilules rouges, sifflements accrus pendant quelques jours, et rapidement la conviction que tout ça n’était pas si terrible et qu’il valait mieux vivre de la sorte qu’amputé d’un membre.

Et quelques semaines plus tard, un mois peut-être, guère plus de toute évidence, les sifflements s’étaient envolés. Pouf. Disparus. Plus rien.

Depuis il faisait attention Ă  lui. N’avais-je donc pas remarquĂ© qu’il boycottait bien souvent les soirĂ©es en discothèque ? Non, la rĂ©ponse Ă©tait bien Ă©videmment non. Une image me revient cependant Ă  l’énoncĂ© de ces mots… Lui d’habitude si joyeux avait freinĂ© des quatre fers lorsque dĂ©cision fut prise, au terme d’une soirĂ©e avinĂ©e, de nous finir au Batofar. Lui d’habitude si jovial (Ă  plus forte raison lorsque l’alcool fluidifie son sang)… Le visage fermĂ© sur les marches du Bato, noyĂ© dans les basses et les infra-basses. C’était donc ça : il Ă©tait venu Ă  contre-cĹ“ur, prĂ©fĂ©rant ne rien dire de ses soucis et continuer Ă  vivre Ă  peu près comme par le passĂ©. MĂŞme s’il devait pour cela ĂŞtre bouffĂ© par la peur d’une rechute.

Mais le principal dans tout ça, c’est que l’acouphène, ce n’est pas grave ! Au fil du temps j’ai rĂ©alisĂ© que ce genre de rĂ©action est très rĂ©pandu. L’être humain, lorsqu’un de ses congĂ©nères lui prĂ©sente quelques difficultĂ©s qu’il rencontre, aime Ă  montrer qu’il a vĂ©cu des problèmes similaires et qu’il les a brillamment et facilement surmontĂ©s. Ce qui implique, dans le cas qui nous intĂ©resse ici, qu’on est finalement bien souvent encore plus mal compris par les gens qui souffrent ou ont souffert d’acouphènes très lĂ©gers, que par les non-acouphĂ©niques.

« Les acouphènes ? Enfin, ça n’a rien de terrible ! Et puis d’ailleurs c’est très répandu. » C’est ainsi que j’appris que la gravité d’une maladie se révèle inversement proportionnelle au nombre de gens qui en souffrent.

Mesdames Mesdemoiselles Messieurs qui souffrez d’un cancer, soyez rassurés, entrez dans la joie, sachez que votre problème n’est pas grave !

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RĂ©ponses

  1. Très bon post qui exprime bien la difficultĂ© Ă  laquelle nous sommes confrontĂ©s pour exprimer notre souffrance et la faire partager par autrui… En matière de santĂ©, et cela vaut aussi pour les autres maladies : nous sommes très seuls face Ă  nos problèmes, et cela n’arrange rien.

  2. Très juste : nous sommes encore plus mal compris par ceux qui souffrent d’acouphènes lĂ©gers ou de petits bourdonnements de temps Ă  autres. Ils se posent en donneurs de leçons, et sont incapables de comprendre que nous n’entendons pas forcĂ©ment la mĂŞme chose et que chez nous c’est PERMANENT (impossible de fermer l’oeil cette nuit, malgrĂ© somnifère)

  3. Ton style est vraiment impĂ©cable, Ă  chaque fois que je te lis, je revois un peu le dĂ©but des mes souffraces. Bien qu’elles soient diffĂ©rentes des tiennes.

    T’as vraiment une facilitĂ© Ă  Ă©crire, tu devrais sortir un bookin de toute cette histoire :).